C’est une fin novembre on ne peut plus typique : un froid modéré et humide, une lumière timide qui ne parvient pas à éclairer la pièce, ni à réchauffer mes pauses café en terrasse. Je suis assise à mon bureau un dimanche après-midi, et je dois prendre une décision. Je regarde devant moi la commode à tiroirs, où j’ai posé, de gauche à droite : l’attestation de réussite au Certificat de Formation à la Créativité de l’Université Paris-Descartes en 2011, une lampe cylindrique en rotin qui diffuse une lumière chaude et tamisée, et l’attestation de réussite au diplôme de Doctorat en Géographie de l’Université de Grenoble-Alpes en 2017. La réponse est sous mes yeux mais je ne la vois pas encore. A la place, mes yeux se remplissent de larmes, et une sensation de vide s’empare de ma poitrine. Je ne m’attendais pas à ce que l’histoire se termine comme ça.
Je ressasse en boucle mon parcours jusqu’ici. J’ai quitté mon pays natal, l’Italie, pour démarrer une première thèse de Doctorat en France, en 1997, sur le pèlerinage. Abandonné le projet l’année suivante pour travailler en entreprise, me marier et faire des enfants. Vaguement repris le projet de thèse au milieu des années 2000, puis abandonné à nouveau. Divorcé. Hésité entre repartir en Italie ou rester à Paris, où une belle carrière m’attendait dans un géant international des cosmétiques. Finalement quitté le géant des cosmétiques pour suivre mon nouveau conjoint en province et me rapprocher de l’Italie. Créé une société de conseil et recommencé une thèse sur le tourisme itinérant. Soutenu la thèse, puis fermé la société et passé deux ans à sillonner les campus universitaires français, attendrissants d’abandon et d’exigence scientifique contre vents et marées. De Pau à Arras, de Boulogne-sur-Mer à Grenoble, de Mirabel en Ardèche à Paris, j’ai tissé mon réseau académique et peaufiné ma pensée, appris des codes et enrichi mes sources. Jusqu’au jour où j’ai conçu un projet de recherche pour obtenir un concours et cherché des soutiens.
Passe pour les réponses qui font état d’un manque de pertinence de mon projet avec la stratégie du Laboratoire pour les cinq prochaines années. Mais la réponse négative qui pointe mon âge avancé m’a terriblement blessée. Même si je conçois qu’embaucher une chercheuse quinquagénaire n’est pas très raisonnable, quand on connaît les temps de la recherche. Et d’autant plus que, comme je venais de l’apprendre, la moyenne des tentatives pour obtenir le concours est de 4, voire 5. Et que seulement un tiers des chercheurs du CNRS sont des femmes. Et que... bref, j’abandonne.
La colère. Envers moi-même, bien sûr. Comment ai-je pu être si naïve ? Comment ai-je pu ignorer tous les signaux qui m’ont été envoyés ces dernières années, ces sourires en coin quand je parlais de mon projet de devenir chercheuse au CNRS, ainsi que ces phrases qui se voulaient rassurantes mais qui sonnaient tellement faux ? La honte, aussi. Et à nouveau, des larmes. Les jours suivants, tous les matins, je monte à mon bureau au dernier étage de la maison pour faire semblant de travailler, je m’assois, je regarde la commode à tiroirs, je pleure. Je n’en ai parlé à personne. Je reste comme ça, des heures, à vaguer sur internet, l’écran flou à travers mes larmes. La tristesse s’installe, et avec elle la résignation, et la déprime.
J’ai pris une décision, mais cela ne veut pas dire que je l’accepte et que j’envisage une suite. Je cherche néanmoins des réponses dans les dossiers de mon ordinateur, un peu comme on demanderait à Google : « Qu’est-ce qu’on fait quand on a arrêté une carrière prometteuse dans le marketing, pour devenir chercheuse en géographie, et que ça n’a pas marché ? » Un jour, mécaniquement, je mets la main sur un document qui synthétise les résultats de ma thèse : le modèle de processus créatif et éthique de l’itinérance. J’ai déjà appliqué ce modèle il y a quelques années, pour accompagner des créateurs d’entreprise qui hésitaient face à plusieurs options pour poursuivre leur activité. Ça a plutôt bien marché. J’ouvre un fichier Word vierge et créé trois colonnes. J’écris : « Option 1. Création d’une méthode/entreprise avec une autre personne. Option 2. Travailler dans la recherche dans une Université à Grenoble, Suisse, ou Paris. Option 3. Travailler en entreprise ou établissement pédagogique dans le domaine de l’orientation, gestion de projet, innovation, identification potentiel, insights, stratégie d’entreprise. » Et, de manière tout à fait inattendue, c’est reparti.
Je découvre que ce qui me caractérise au plus profond de moi-même c’est ma capacité de résilience, et que je suis arrivée à la créativité par cette voie, par mon propre processus de résilience. Pour moi, la résilience et la créativité sont les deux faces de la même médaille, qui pourrait afficher l’inscription suivante « Voyage à la découverte de soi-même ». Que j’ai très envie de transmettre cette force aux autres. Que je veux continuer à plonger dans l’âme humaine mais autant dans la relation et l’accompagnement que dans la recherche. J’ai besoin d’un cadre mais l’université ne correspond pas, dans mon cas, à un cadre. Il s’agit plutôt d’un rêve, d’un idéal de prestige que j’ai très vite intégré dans mon enfance passée en Italie, où le métier de professeur ou chercheur était très prisé. Et que je me suis sentie obligée de réaliser cet idéal, étant la plus petite de trois enfants et la seule qui a bien voulu tenter de le faire. Mais moi, je veux plutôt devenir une « encourageuse de résilience » ! Des premières idées concrètes sur comment y arriver émergent spontanément, un premier planning.
J’ai peur, évidemment. Je me dis que je suis trop âgée, que cela fait trop longtemps que je n’ai pas mis le pied dans une entreprise, que je ne suis pas légitime dans le domaine des ressources humaines, que je ne sais pas manager, que mon réseau professionnel s’est considérablement desserré. J’ai peur que ça prenne trop de temps. Et j’ai peur que ça ne marche pas, surtout. La peur de l’échec. D’un autre échec.
Trouver une coach, la belle idée ! Mais elle finit par m’énerver. Un jour j’écris sur mon carnet de bord : « Ce qui m’énerve : peut-être tout simplement le fait qu’elle y croit ? » Et l’envie revient. J’ai très envie d’y aller.
Bien sûr ma vie actuelle n’est pas du tout câblée pour accueillir mon nouveau projet. Mon train-train quotidien ne correspond pas forcément à mon besoin de faire jaillir toute ma créativité. Mon mari m’a soutenue jusqu’ici afin que je puisse réussir ma reconversion professionnelle, pas pour que je reparte dans une autre direction. Une famille recomposée n’est pas facile à gérer et demande énormément d’énergie. Avec toutes ces contraintes en moi, j’avance quand même. Je précise mon planning sur trois ans. Je définis un rythme de travail au mois, à la semaine, à la journée. J’identifie des personnes qui peuvent me soutenir dans mon nouveau projet, des besoins matériels et immatériels. Et puis, je pars marcher dans un sentier non loin de chez moi.
Ma question au départ de cette marche était la suivante : « Comment faire pour éduquer à l’itinérance dans mes formations ? Faut-il que j’accompagne chacun un bon moment, ou bien que je commence par une séance de groupe ? » Je pouffe de rire maintenant à relire cette question, à laquelle j’aurai eu ma réponse quelques minutes après être partie. Car cette marche m’a apporté bien d’autres réponses. Une première réponse est arrivée sous la forme d’un châtaignier, qui me rappelle le corps d’une femme pas très belle mais qui a beaucoup vécu et expérimenté (le saviez-vous ? Un châtaignier peut être mort et vivant à la fois. La nouvelle pousse se fraye un chemin et écarte l’ancienne écorce asséchée). Une deuxième réponse est le surgissement du souvenir d’une conversation récente avec mon mari, qui a rencontré lors d’un voyage professionnel une ancienne collègue à moi, lui a expliqué mon nouveau projet, mes craintes, ce à quoi l’ancienne collègue a répondu en souriant: « Bien sûr qu’elle va y arriver ! ». La troisième réponse est un coup de fil de mon fils, qui a eu un accident de scooter, mais qui n’a rien de grave et qu’une gentille dame a raccompagnée à la maison (le saviez-vous ? les enfants ont besoin d’autonomie et confiance pour devenir grands). Quelque chose de l’ordre à la fois d’une libération et d’une intégration est en train de se jouer. Un choucas vole au-dessus de ma tête, qui me rappelle les aigles. Les aigles, symboles de la liberté, sont des parents sur-protecteurs, mais arrivé à l’âge d’un an l’aiglon doit partir du nid. A la recherche de son territoire, d’une compagne, et de lieux possibles où installer un nouveau nid...
Et puis me pardonner. Accepter ma nature profonde et qu’elle ne correspond pas à ce que je pense que l’on attend de moi. Et que je n’ai pas réussi à réaliser, minant l’estime de moi-même. Chercher plutôt l’amour pour celle que je suis, l’amour pour moi-même plutôt que l’estime de moi-même. Me brancher à ce qui m’apporte de la vie, de la joie, de l’espoir. A ce qui peut en apporter aux autres, aussi. Trouver comment je peux être utile, quelle est ma contribution. Et continuer à nourrir la vision, voir grand et loin et commencer par de toutes petites étapes, et se faire aider, et repartir marcher le plus souvent possible, et écrire, et dessiner. Pratiquer l’Art de l’Itinérance.
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