Ce n’est pas tout de parvenir au but, il nous faut savoir pourquoi on a voulu y arriver.
Il y a quelques mois, je recevais un mail d’un ancien collègue Doctorant en Géographie qui m’invitait à commenter un film, « Gabriel et la montagne » (réalisé par Felipe Barbosa), lors du festival Géocinéma 2022, à Bordeaux.
En tant qu’ancienne chercheuse en géographie, qui a réalisé une thèse sur le voyage itinérant, et qui a depuis développé une méthode d’accompagnement de la transition professionnelle inspirée par cette modalité de voyage, j’ai accepté avec joie. Une nouvelle occasion de faire le parallèle entre itinérance touristique et itinérance de vie ! Mon dada !
Je ne vous le cache pas, mon ego de chercheuse précaire qui n’a pas réussi à devenir titulaire a été aussi très flatté.
Me voilà partie à Bordeaux à la fin mars 2022. J’ai visionné le film dans ma chambre d’hôtel deux jours avant la projection. Je vous l’avoue, j’avais jusqu’à alors regardé distraitement le dos de la pochette du DVD et retenu uniquement le mot « quête ».
Le film démarre fort, autant vous le dire tout de suite, avec une scène où deux paysans africains découvrent le corps sans vie de Gabriel, jeune brésilien de bonne famille, parti faire le tour du monde un an auparavant, désormais gisant à l’abri d’une grotte.
Ce film est donc l’histoire d’une quête qui a échoué, je me suis dit. Pourquoi a-t-elle échoué ? Et surtout, vais-je quand même pouvoir louer les bienfaits de l’itinérance pour la transformation de soi en commentant une histoire d’itinérance qui se termine mal ?
Petite pause-parenthèse: j'ai évidemment ressenti énormément de compassion pour le jeune Gabriel dont la vie est terminée si brutalement. Ma critique est focalisée sur le sujet de l'itinérance et non pas sur lui, qu'il repose en paix...
Commençons déjà par la réponse à la première question. La quête de Gabriel a échoué parce qu’il n’y a pas eu de transition de la conception d’un but – faire le tour du monde – à celle de sa motivation – préparer sa thèse en Doctorat en développement à l’UCLA, vraiment ? – et encore moins en contribution – veux-tu vraiment devenir un fonctionnaire international après avoir mené tes recherches « à Beverly Hills ? » (du dialogue entre Gabriel et sa copine dans le bus, moment clé du film).
Cette opacité quant aux objectifs qui le mènera à sa perte est révélée par le réalisateur qui met en scène le dialogue entre Gabriel et Georges, instituteur rencontré quelques jours avant de réaliser sa dernière ascension, le mont Mulanje, au Malawi. Georges, qui a tout sauf l’habitude de voir des Blancs dans son établissement, demande à Gabriel : « Quelle est ta mission ? ». Gabriel répond très vaguement, mentionnant son projet de recherche et une – très généraliste – envie de découvrir le monde.
Or, ce qu’on voit surtout Gabriel faire tout au long du film, c’est de se prendre en photo partout où il arrive. Et on a du mal à croire qu’il s’agit là d’un réflexe de jeune hédoniste accro aux réseaux sociaux, car on le voit aussi, au début du film, dormir chez l’habitant dans le lit commun, prendre des douches froides, manger chichement ... bref, quelque chose ne colle pas. Et on le voit aussi, lors de l’ascension du Kilimandjaro, une fois arrivé au sommet, enterrer la photo de son père, dont on découvre que la mort a eu lieu quelques années auparavant. Bref, tout semble indiquer que Gabriel est là aussi pour un processus de deuil, qui par ailleurs est très souvent un déclencheur d’itinérance. Se prendre en photo continuellement, une manière de se prouver que l’on est en vie ? Probablement, surtout quand on l’entend terminer ses communications avec la famille restée au Brésil par un : « Bref, je voulais surtout que vous sachiez que je suis encore en vie. »
Mais de ce deuil Gabriel parle très peu, et Gabriel se montre aussi très sympathique, enthousiaste, curieux, joyeux... jusqu’à nous agacer presque (je dis « nous » parce qu’on a été plusieurs à éprouver cette même émotion en regardant le film, ce qui nous a fait sentir coupables aussi !)
Dans tout ça, Gabriel s’intéresse peu à l’environnement qu’il traverse. Une montée si rapide du Kilimandjaro, même les guides locaux ne l’avaient jamais faite ! L’important pour lui, c’est d’arriver au sommet et en redescendre le plus rapidement possible. Et puis visiter tous les spots connus comme les cascades Victoria, faire l’expérience d’un saut en base jump, réaliser un Safari et voir à tout prix la migration des gnous...
Le seul moment où on voit Gabriel entrer en relation avec son environnement, c’est malheureusement quand il commence à comprendre que pour lui, c’est terminé. Et les images les plus longues et intenses de paysages et de Gabriel dans le paysage ce sont celles qui montrent l’approche à la grotte par les deux paysans et la découverte de son corps.
Certes, Gabriel entre en relations avec les habitants. Au début, on croit même qu’il s’agit d’un exemple d’immersion réussie, respectueuse et intégrative de l’Autre. Mais au fur et à mesure que l’histoire progresse, ces autres ne deviennent que des moyens pour parvenir à ces buts : une ascension, une visite, ... et réciproquement, Gabriel devient un moyen (financier) pour payer des traitements médicaux, ou un repas.
On peut blâmer l’arrivée de la copine et faire l’hypothèse que Gabriel s’est senti obligé de sortir le grand jeu et lui faire vivre une expérience inoubliable, lui faire cocher toutes les cases du voyage en Afrique à la Lonely Planet. On peut aussi voir cette copine comme le regard extérieur, la pression sociale, le besoin de reconnaissance...
Qu’est-ce qu’on peut apprendre de ce film et comment peut-on le transposer à l’itinérance comme métaphore de toute démarche de création, professionnelle mais aussi existentielle ? Et quels enseignements en tirer pour confirmer et enrichir ce que j’ai déjà découvert de cette pratique et que j’ai utilisé pour créer, à mon tour, l’Art de l’Itinérance© ?
Premier enseignement. Sans conscience de la véritable motivation de son voyage – le processus de deuil - Gabriel opère une course de plus en plus effrénée pour remplir un vide. Obnubilé dans son élan vitaliste il finit par se mettre lui-même en danger. Concentré sur la réalisation de buts les uns les plus challenging que les autres il en oublie qu’après la réalisation vient une phase d’intégration du « nouveau moi qui est parvenu au but » (le sommet du Mulanje) avec « le moi que je suis toujours et que j’ai été » (un être humain qui a besoin de boire et manger, qui ne peut pas redescendre d’un tel sommet en sandales, et qui vit dans un environnement réel où il peut faire froid, par exemple).
Toute personne qui se lance dans un processus de reconversion professionnelle, dans le salariat ou la création d’entreprise, bénéficiera d’une prise de conscience de l’écart désormais établi entre ces deux versions de soi-même, et de l’effort de leur intégration. C’est à ce moment-là, d’ailleurs, que le projet professionnel prendra tout son sens et pourra avoir un véritable impact.
Deuxième enseignement. Ne pas prendre en compte l’environnement dans lequel on évolue – dans le film : la météo, les dénivelés, la configuration du terrain, les habitudes des accompagnateurs en montagne, les conseils des trekkeurs qui l’ont déjà fait... conduit nécessairement au conflit, voire au risque de périr. Nous ne nous suffisons pas. Ni sans les autres humains, ni sans le non humain. Nos œuvres sont le fruit d’une relation générative avec les autres, humain.e.s et non-humain.e.s.
Dans un processus de reconversion, l’écosystème humain et géographique (au sens large) est une formidable ressource : source d’inspiration, de soutien, de guidage, de moyens, d’opportunités... y compris et surtout de tout ce à quoi on n’avait pas pensé tout.e seul.e. Mieux vaut, même, bien s’appuyer dessus si on ne veut pas que notre projet n’ait pas prise dans la réalité, ou qu’il ne soit pas durable.
Troisième enseignement. L’intégration avec l’Autre, d’une culture très différente à la nôtre, est possible à certains moments, à certaines conditions, et c’est un processus extrêmement fragile. On le voit bien avec le changement d’attitude et comportement de Gabriel avant et après l’arrivée de sa copine. S’ouvrir à l’Autre est un acte très noble et potentiellement très enrichissant, encore faut-il être profondément conscient.e de nos propres biais culturels, de la part de pression sociale que nous portons en nous via notre éducation, notre lieu de vie, toute expérience précédente...
« Tout est possible » je m’entends souvent dire par les personnes que j’accompagne. Non, tout n’est pas possible. Nous avons toutes et tous des limites, et une vie ne suffit pas à les éliminer. Et puis est-ce vraiment le but ? Nos limites ne sont-elles pas ce qui fait aussi que nous sommes nous, dans notre singularité ? Toute opportunité, toute rencontre n’est pas bonne à prendre. Cela dépend si elle correspond à notre motivation, et encore faut-il déjà la connaitre suffisamment bien.
Alors le fameux adage de Socrate reste vrai pour Gabriel comme pour toute personne en quête d’une transformation, y compris la reconversion professionnelle : « Connais-toi toi-même (d’abord) ».
Bonne route !